Chapitre 18
Bœuf en conserve et chou
La deuxième journée du voyage fut aussi paisible que la première, voire davantage, car le brouillard côtier finit par se dissiper et le soleil les gratifia d’une visite durant l’après-midi. Escargot jugea prudent de garder sa cape tout le temps, jour et nuit, au cas où un monstre issu du fleuve se glisserait à bord ou qu’un des corbeaux qui les survolaient parfois fut un laquais de ce terrible nain.
Jonathan ne s’en plaignit pas. Leur descente de l’Oriel lui avait offert suffisamment de mystères pour satisfaire tous les désirs d’aventure qu’il avait pu avoir. En outre, Dooly, Wurzle et lui n’étaient que des témoins, en la matière. Si la présence d’Escargot venait à être révélée, qui sait quelles épreuves les attendraient ?
L’autre se bornait donc à ôter sa cape d’invisibilité pour les seuls besoins de la toilette. Chose curieuse, il fallait qu’il sortît ses bras des manches pour apparaître ainsi que la cape qui avait alors un aspect des plus banals. Même un bras passé dans une manche suffisait à activer le processus. Le grand-père de Dooly était aussi dépenaillé qu’au moment où ils l’avaient trouvé dans sa grotte de Havre-aux-Grives. Il expliqua qu’il « cultivait une image » et comptait passer pour un pirate d’ici au mois d’avril. Plus un pirate avait l’air farouche, semblait-il, plus on le respectait dans certains cercles.
Jonathan l’avait toujours tenu pour un vieillard – sans doute parce que Dooly ne cessait de l’appeler son vieux papi – mais il songeait désormais que l’autre ne pouvait pas être si vénérable que ça. C’était cependant difficile à dire : il avait les cheveux noirs comme le jais et les quelques mèches grises qui poivraient sa barbe ne comptaient guère. Lorsque le fromager l’avait vu pour la première fois, des années plus tôt, Escargot ressemblait à un dandy. Il taillait sa barbe – un bouc, plutôt, à cette époque – avec soin, portait haut-de-forme et redingote, arborait une canne à pommeau d’argent et ne se serait jamais montré en ville sans une cravate tenue par une épingle. Au lieu de sa rudesse de marin actuelle, il affectait un parler cultivé et de belles manières. Ce n’étaient que courbettes, « Passez donc une bonne journée, cher monsieur », et autres « je vous prie » et « s’il vous plaît ». Bien plus jeune en ce temps-là, Jonathan en avait été très impressionné et avait tâché de l’imiter de son mieux. Mais il avait fini par s’aviser qu’il n’était destiné qu’à devenir Jonathan Bing et que tout cet apparat ne lui valait rien.
Des années plus tard, l’autre avait reparu – entre-temps, il était passé à plusieurs reprises, sans s’attarder – vêtu d’un complet de tweed et chaussé de lunettes pour vendre des livres de cuisine au porte-à-porte. Ensuite, il s’était encore évanoui dans la nature et puis des récits le concernant, aussi curieux qu’improbables, avaient commencé d’affluer, depuis la mer et les Montagnes Blanches.
Chaque fois qu’il ôtait cette cape – ou cette pelisse –, le vêtement devenait visible, et même s’il se demandait à quoi il s’était attendu, le fromager était toujours un peu déçu. Jamais, à première vue, on n’aurait imaginé qu’il s’agissait là d’une merveille elfique. Elle était blanche, mais paraissait rose dans les plis du tissu. C’est au bout de trois jours sur l’Oriel, alors qu’Escargot présentait le pardessus au jour qui entrait à foison par un hublot ouvert, que Jonathan découvrit sa vraie teinte – ses vraies teintes, celles de l’arc-en-ciel.
En plein soleil, l’habit se muait en un tourbillon de couleurs moirées, au point de sembler prendre vie, pour mieux se figer et pâlir quand il retrouvait l’ombre. Si le bras d’Escargot se faufilait dans la manche, l’habit disparaissait, avec son porteur. Jonathan devait de nouveau se tenir sur ses gardes pour éviter d’écraser des orteils invisibles et interroger des couchettes ou des chaises vides avant de s’y installer. Un placard s’ouvrait et se fermait, le cruchon d’eau se vidait dans une tasse qui flottait en l’air, un couteau planait en étalant du beurre de cacahuètes sur une tranche de pain en lévitation. On devait s’accoutumer à tout ça, ainsi qu’à la voix désincarnée qui tendait à s’adresser à vous au moment où vous vous y attendiez le moins. Mais il ne doit pas falloir si longtemps pour s’habituer à vivre avec des gens invisibles, car tout se passait au mieux. Le troisième jour, le vent tomba, et le voyage devint plus pénible. Jonathan aurait aimé s’allonger, lire un livre et attendre – le vent finirait bien par reprendre. Mais le professeur, qui soutenait que la vallée tombait en ruine autour d’eux, estima nécessaire de démarrer la roue à aubes.
Le fromager se douta que Wurzle voulait en fait étudier le fonctionnement du mécanisme qui s’avéra très efficace lorsque deux personnes pédalaient de concert. Sur un lac, par temps calme, un homme seul aurait suffi, mais sur un fleuve, même aussi paresseux que l’Oriel, progresser était plus ardu. Dooly et Jonathan jouèrent donc des mollets jusqu’à ce que le radeau parût raser les flots. Mais c’était le courant contraire qui leur donnait cette impression. Par rapport au rivage, ils avançaient plus lentement. Le professeur annonça qu’ils voguaient à une vitesse de trois nœuds ; le fromager estima qu’un marcheur se maintiendrait à leur hauteur. Il entreprit de calculer ce que cela signifiait, rapporté au nombre de kilomètres qui les séparait de Havreville. Puis, pour le plaisir, il compta le nombre de coups de pédale qu’il donnait en vingt minutes et détermina que le radeau couvrait dans le même temps une distance d’un mile nautique. À ce rythme, Dooly et lui – ou deux autres forçats – devraient pédaler environ soixante milliards de fois. Rien que l’envisager avait de quoi rendre fou. Lorsqu’il soumit ses chiffres au professeur, le vieux Wurzle réfléchit, puis répondit que le résultat tombait juste, à un milliard près. Le mieux, somme toute, c’était de ne pas y penser.
Mais plus Jonathan s’efforçait de ne pas y penser, plus il y pensait, ou pensait à ne pas y penser, ou encore, toutes les quinze secondes, pensait que cela faisait quelque temps qu’il n’y avait pas pensé, et il se sentait ridicule. C’était rageant. Au bout de vingt minutes, il oublia qu’il ne fallait pas y penser, et n’y pensa donc plus. En soi, propulser un radeau une fois lancé n’était pas plus pénible que rouler à bicyclette, par exemple. Quand, une heure plus tard, le professeur s’offrit à prendre son tour, le fromager dit qu’il venait juste de trouver son rythme. Dooly, fier, sans doute, de son importance dans l’équipage, fit une réponse similaire.
Escargot, invisible sur le toit de la cabine, proposa avec entrain de remplacer l’un ou l’autre, mais Wurzle fit remarquer que cela risquait, selon son expression, de dévoiler leur jeu. Si Escargot l’admit, ce fut sans l’empressement auquel Jonathan s’attendait. Il se contenta de leur parler de l’époque où, ayant pris un emploi de bûcheron, il avait dû convoyer des trains de bois de flottage sur l’Oriel, de la Cité des Cinq Monolithes à Hautetour. Un tel travail aurait de toute façon été passionnant, mais le récit du grand-père de Dooly regorgeait de trolls, de gobelins, de sauvages et de brigands qui voulaient, soit mettre la main sur les rondins, soit se payer une pinte de bon sang aux dépens d’Escargot.
Dooly le supplia alors de raconter sa découverte du trésor de bonbons, et l’autre, après un temps d’hésitation, s’exécuta. Jonathan se dit qu’il en rajoutait à l’intention de son petit-fils.
L’après-midi fit place au soir et le vent se leva tandis que le soleil se couchait. Ils en profitèrent pour mettre à la voile, et voguèrent ainsi trois heures durant. Mais la nuit était si noire que le radeau s’échoua sur deux bancs de sable consécutifs et qu’ils durent le dégager à l’aide des perches. Voyager de nuit semblait une mauvaise idée. D’ailleurs – comme le souligna Escargot –, ils n’étaient pas si pressés que ça.
Ils jetèrent donc l’ancre vers dix heures à un endroit où le fleuve s’élargissait – dans un de ces marécages recouverts de nénuphars qui menaçaient, à l’occasion, d’étouffer l’Oriel. La contrée environnante était si basse que les flots de la semaine précédente s’y attardaient. Des bouquets de saules ponctuaient l’eau dormante. Par prudence, ils s’amarrèrent à un fourré.
Escargot fourragea dans son sac dont il sortit un flacon de xérès et un sachet de noisettes. À la lueur d’une des lanternes, ils s’installèrent sur le pont pour casser les noisettes et siroter cette délicieuse liqueur fabriquée au soleil des îles Océanes, de l’autre côté de la mer. Jonathan s’étonna de constater que son chien aimait les noisettes au moins autant qu’eux – voire plus que Dooly, qui les cassait pour le plaisir et en donnait une sur deux à son ami Achab. Il faisait un peu frais pour pique-niquer sur le pont si tard dans la soirée, mais il eût été dommage de se priver d’une telle profusion d’étoiles. La lune qui apparut enfin au-dessus des collines n’était qu’un croissant des plus minces, à deux jours du néant. Ils accueillirent pourtant avec plaisir ce fanal propre à réconforter les voyageurs, égarés ou non.
Dooly, encore émerveillé par les récits de son grand-père, lui demanda avec insistance le conte du jour où il était allé sur la lune et où il avait rejoint les rangs des corsaires du ciel. Le fromager jugea le choix du mot « conte » très approprié, mais la réaction d’Escargot lui donna matière à réflexion. En fait, le vieil homme changea soudain de sujet, après avoir admis sans plus de précisions que c’était en effet « une sacrée aventure ». Soit cette histoire dépassait les limites de l’abracadabrant, soit – ce qui était le plus probable – elle impliquait le vol de la montre de gousset, qu’Escargot regrettait. Jonathan ignorait le motif de ce refus manifeste, mais de toute façon nul n’entendit plus parler ce soir-là de la lune ni des corsaires du ciel.
Changer de sujet ne posa aucun problème. Escargot attira simplement leur attention sur des lumières vacillantes qui se déplaçaient parmi les arbres, en amont. Jonathan se leva d’un bond et souffla les lanternes. Ils attendirent, dans l’obscurité. On ne se voyait même pas l’un l’autre, à la vague lueur de la lune. On n’entendait que le chant des criquets, le croassement occasionnel d’un crapaud, et le bruissement de feuilles produit par le passage des créatures. Jonathan s’avisa qu’il ne pouvait détacher son regard de l’approche des lumières, en ouvrant des yeux comme des soucoupes pour percer les ténèbres. Dooly émit un murmure, mais son grand-père le fit taire. Ils restèrent cinq minutes à regarder en silence soixante ou quatre-vingts gobelins défiler le long du marchepied. Ceux-là, plus sensés que leurs congénères qui avaient envahi le radeau, éclairaient leur chemin avec six ou sept torches. Plusieurs d’entre eux étaient d’une taille formidable – disons deux fois, au moins, celle de l’elfe moyen. Chose curieuse, on ne pouvait déterminer avec certitude lesquels étaient si grands. Quand ils passèrent en face des navigateurs, à environ cinquante ou soixante mètres de là sur l’autre rive, Jonathan en repéra un d’énorme, un monstre blême et défiguré encore plus horrible que ses compagnons. Au moment même où le fromager l’isolait, cependant, il parut rétrécir, se transformer et se réduire de moitié, tandis que son voisin, qui faisait jusqu’alors figure de méchant lutin des plus ordinaires, enflait d’incroyable façon, pour dominer les autres de plusieurs têtes.
« Ils préparent un mauvais coup, déclara Wurzle quand la troupe ne fut de nouveau qu’une lueur vacillante à travers les arbres au loin. Où croyez-vous qu’ils aillent ?
— Au premier avant-poste, peut-être, répondit Escargot.
— Je leur promets un accueil chaleureux du gardien, dans ce cas, dit le professeur. Il a modérément apprécié l’aspect que nous offrions, Jonathan, Dooly et moi, juchés sur les vestiges de notre radeau. Je subodore sa réaction, face à une bande de gobelins porteurs de torches.
— Ils peuvent aussi se diriger vers le bac de Snopes », dit Escargot.
Jonathan eut un petit rire. « Et risquer de tomber sur le groupe de l’écuyer. Un vrai coup du sort.
— Espérons qu’ils ne tomberont sur personne de nuit, dit le vieux bandit. Il y a trop de gobelins pour s’y frotter, les amis, et ils ne sont pas de sortie pour verser du miel dans le chapeau des passants qui auront le malheur de les croiser.
— C’est inouï, dit Wurzle en allumant sa pipe. Je n’aime pas du tout ça.
— C’est quoi, “ça” ? demanda Dooly.
— Une sale affaire, lui expliqua Escargot. Et à plusieurs égards. »
Jonathan s’imagina les yeux plissés qui devaient, chez un Escargot, accompagner une telle déclaration, et il souhaita que l’autre fut aussi sûr de lui qu’il voulait le faire paraître. Il leur faudrait bien plus que des poses avantageuses et des voix rudes pour mener à bien leur expédition.
Ils décidèrent d’assurer un guet, cette nuit-là. Escargot proposa de prendre le premier quart et de réveiller Jonathan à une heure. Le fromager aurait voulu commencer, mais pédaler pendant une bonne partie de la journée l’avait épuisé, et il se sentait flasque, comme s’il flottait. D’ici une heure du matin, à l’issue de deux petites heures de sommeil, il ne serait jamais en état de monter la garde.
Quand on le secoua, toutefois, le soleil entrait à flots par la fenêtre de la cabine. Escargot, penché sur une cuvette d’eau, la cape d’invisibilité jetée sur sa couchette, s’aspergeait le visage. L’odeur du bacon et du café emplissait la pièce, et Wurzle agitait une fourchette au-dessus du bacon en train de frire dans les deux poêles sur le fourneau.
« Quelle heure est-il ? demanda Jonathan. Vous n’aviez donc pas de montre, que vous ayez oublié de me réveiller pour mon tour de garde ? » Il posa sur le sol, avec précaution, deux pieds qui semblaient pendre, inertes, au bout de deux jambes de bois. Il tâta ses mollets et ses cuisses ; leur raideur ne le surprit guère, après cette journée de pédalage.
« Ma première montre, je l’ai vendue, et elle m’a manqué pendant une bonne semaine, répondit Escargot. Je me suis fait une horloge à pieuvre, et elle s’est avérée plus juste. Je l’ai ensuite troquée contre la montre de gousset dont tu as eu vent. La pire idée que j’aie eue de ma vie. Il n’est jamais rien sorti de bon de cette maudite montre. M’en débarrasser a été la deuxième erreur fatale. Mais je m’en vais les réparer toutes les deux, maintenant. Si j’avais gardé mon horloge à pieuvre, rien de tout ça ne se serait produit. Penses-y. Tu vois les elfes, les nains, les camelots, les gobelins et les autres prendre les armes à cause d’une horloge à pieuvre ? Peu probable. Il suffit d’en examiner une. Des objets usuels d’un aspect aussi bizarre, on en rencontre rarement, je t’en fiche mon billet. »
Jonathan en était à se redresser et à éprouver ses muscles. Il marchait comme un de ces hommes des cavernes aux jambes torses du musée de Havreville devait marcher, avant de se changer en fossile. Il songea alors qu’il était fort possible que l’exercice causât la fossilisation – chaque jour, on devient un peu plus raide, jusqu’au matin où on se retrouve figé et où on doit rouler à terre pour quitter le lit. Mais déjà sa souplesse lui revenait. L’odeur de café et de bacon avait sur ses crampes un effet notable.
« Quelqu’un aurait dû me réveiller, cette nuit, dit-il. Je ne me serais jamais levé de moi-même. »
Escargot enfila le pardessus et disparut. « Je n’ai rien fait du tout hier, sinon parler. À trop parler, on devient dingue. C’est prouvé. N’est-ce pas, Professeur ? » Wurzle hocha la tête, mais Jonathan se douta que c’était par pure politesse. « Bon, reprit Escargot, j’ai pensé que si je restais assis toute la nuit à réfléchir sans un mot, ça se décanterait. Les elfes ont un dicton sur la valeur du silence. Selon eux, c’est le père de la sagesse. Mais il suffit de vivre une heure parmi eux pour comprendre ce que vaut vraiment la philosophie. Au fait, vous savez ce que Blump m’a dit au moment où leur vaisseau prenait la tangente, l’autre nuit ?
— Non, dit le fromager. Je croyais qu’il avait appareillé avant même qu’on parte pour Havre-aux-Grives.
— Pas du tout, ils m’ont attendu. Blump est épatant. Il n’a peut-être pas l’intelligence de Twickenham, mais c’est un type astucieux, je vous assure. Bref, il est à bord, les voiles se déploient sur le grand mât, et il me rappelle, alors qu’on s’en allait déjà vers l’Œil-de-Lune, Twickenham et moi. Il fait des signes à l’écuyer, comme pour attirer son attention, et il crie : “Pourquoi est-ce qu’un camelot met toujours un fauteuil dans son cercueil ?” Twickenham voulait poursuivre son chemin, mais il fallait que j’entende ça, et je suis resté. Alors Blump me crie : “Pour que la rigidité cadavérique puisse s’installer !” Et il rit si fort qu’il s’écroule sur ce satané pont et que deux elfes ont dû le porter dans sa cabine. Il n’a pas cessé de hurler de rire et de crier la chute de sa blague. C’est ça, un capitaine elfe.
— Un humour immature, certes, commenta le professeur. Mais je préfère de loin la jovialité à son contraire.
— Je la trouve bonne, cette blague », dit Jonathan qui se la répétait pour pouvoir la raconter plus tard à Gilroy Bastable.
Dooly, entré pour prendre le petit déjeuner, demanda : « Qui c’est qui s’est installé ?
— La rigidité cadavérique, dit Escargot.
— “Larry Gidité” ? C’est un elfe, ou quoi ? »
Le professeur tenta de traduire la plaisanterie, mais celle-ci en devenait incroyablement stupide. Il finit par renoncer et par conclure que cela importait peu, qu’il s’agissait juste d’être raide comme un cadavre.
« Alors il doit s’être installé la nuit dernière, dit Dooly. Je n’arrive à peine à marcher. »
Wurzle déclara alors qu’au contraire Dooly arrivait à peine à marcher, mais son analyse grammaticale n’eut pas plus de succès que son explication scientifique. Chacun se rabattit alors sur le petit déjeuner.
« Où est-ce que je peux trouver une horloge à pieuvre ? s’enquit Jonathan auprès d’Escargot.
— Je t’en construirai une. Si on était à Maremme, je t’en aurais une cet après-midi. Il nous faudra pêcher une pieuvre de rivière ici. Et elles sont toujours très difficiles à prendre. Elles ont plus d’un tour dans leur sac, et beaucoup trop de pattes. On doit compenser.
— J’avais une horloge à escargots, autrefois, se souvint Jonathan. Elle marchait très bien, sauf quand il neigeait.
— Jamais entendu parler d’un truc pareil, dit Escargot.
— Je l’avais fabriquée. Je ne m’en servais qu’à la maison. Vers cinq heures du matin, il y a peut-être six cents escargots sur la pelouse, et tous vont quelque part. Ils mangent l’herbe, ils s’occupent. Il faut faire bien attention à ne pas les écraser. Vers six heures et demie, il n’y en a plus qu’une vingtaine, et ils se dirigent vers les fourrés pour éviter le lever du soleil par-dessus le toit. Vers sept heures et quart, il en reste un. Mais ce doit être une sorte d’idiot du village pour les escargots, car on va le trouver là toute la journée. D’ailleurs, il détraque un peu l’horloge. Et puis, le soir, ça repart en sens inverse.
— Ce n’est guère précis, Jonathan, dit le professeur.
— Il faut bien une pause de temps en temps, répliqua le fromager pour défendre son invention. La précision, ça devient lassant, à la longue.
— C’est de se lever assez tôt pour utiliser cette maudite horloge que je trouverais lassant, dit Escargot. Je te ferai une horloge à pieuvre, Bing ; celle-là fonctionnera jour et nuit. »
Par la fenêtre, ils voyaient les arbres osciller dans la brise matinale, un vent moins fort qu’ils ne l’auraient souhaité. Ils se levèrent pourtant d’un bond pour hisser les voiles, et reprendre leur lente remontée d’un Oriel qu’illuminait un soleil froid.
Ils voyagèrent ainsi deux jours durant. Le manque de vent les obligeait à pédaler, les hauts-fonds à jouer de leurs perches. Somme toute, ils tenaient une bonne moyenne. Cet après-midi-là, ils aperçurent de la fumée derrière eux, sur le littoral des Hautes Terres : un grand panache de fumée noire qui obscurcit le ciel d’orient pendant des heures – résultat, sans doute, d’un incendie de forêt ou d’un feu de grange. Plus tard, un second panache monta, à quelques kilomètres du premier, mais il avait disparu à la nuit. Les navigateurs ne doutaient guère qu’il y eût là un rapport avec la troupe de gobelins. Wurzle affirma qu’il ne fallait plus traîner, que la haute vallée tombait en ruine, et Jonathan en convint.
Mais ils ne pouvaient rien aux incendies en aval. Une nuit s’écoula, puis une autre, et au matin du sixième jour, ils étaient en vue de Fort-Rivière – qui, chose curieuse, semblait s’être encore délabré depuis deux semaines. Les vrilles des plantes grimpantes qui recouvraient les maisons riveraines entraient et sortaient par les embrasures en tortillons sinueux et montaient même arracher les bardeaux des toits. On imaginait presque les voir bouger. Si des lanternes et des bougies paraissaient luire dans les profondeurs obscures de certains bâtiments, ce n’était peut-être qu’un effet d’optique dû au soleil qui n’en finissait pas de se coucher dans le ciel assombri. De la fumée sourdait d’une cheminée, ce que les navigateurs jugèrent étrange. Cette fumée – ou ces éclairages, si c’étaient bien des éclairages – constituaient soit un bon, soit un mauvais présage. On pouvait y voir la preuve que le village n’était pas totalement déserté ou que, au contraire, les gobelins le repeuplaient peu à peu. Le professeur dit qu’il aimerait s’en assurer ; il envisageait avec horreur l’idée de gobelins habitant des demeures abandonnées. Escargot déclara qu’il avait entendu parler de faits encore plus bizarres et qu’il n’était pas rare de rencontrer ce phénomène au tréfonds des bois. Mais ni lui ni le fromager ne comptaient s’arrêter là dans le seul but de satisfaire leur curiosité. Wurzle finit par se ranger à leur opinion.
La brise resta légère jusqu’aux environs de neuf heures du matin, mais eut alors la malveillance de tourner et, de forcir. Même Dooly s’avisa qu’un grain se préparait, car ce vent-là sentait l’humidité, et, vers les Montagnes Blanches, des éclairs réguliers fusaient des nuages, bien que les navigateurs fussent trop éloignés pour entendre les coups de tonnerre.
La pluie se mit à tomber vers les dix heures – à grosses gouttes rondes qui dégringolaient du ciel gris pour marteler le toit de la cabine et le pont, et alimenter des flaques ainsi que des petits ruisseaux qui coulaient en tous sens. Personne ne dut courir pour tout amarrer, puisque l’essentiel de leur cargaison était déjà dans la cabine. On se contenta de rentrer les chaises longues.
Jonathan et Dooly, qui aimaient la pluie, décidèrent de continuer à pédaler dans l’espoir que le temps virerait au beau. Le professeur, en arguant de ses rhumatismes, rentra s’abriter, suivi d’Escargot. Au début, les deux amis prenaient plaisir à trimer sous la tempête en observant les éclairs qui illuminaient les lointains embrumés. Mais lorsque le premier grêlon frappa le crâne du fromager, l’humeur de celui-ci changea du tout au tout, d’autant que le projectile atteignait la taille d’une bille. Il y avait bien un auvent au-dessus de la roue à aubes et de son mécanisme, mais la grêle, poussée par les rafales ou ricochant sur le pont, ne cessait de leur battre le dos et la tête. Le premier assaut les contraignit à s’enfouir le visage au creux des bras. Dans cette posture, ils ne voyaient plus où ils allaient, et il ne leur servait donc à rien de poursuivre de pareils efforts.
Ils se hâtèrent de mouiller l’embarcation à l’embouchure d’un ruisseau qui se vidait dans le Bourbier de Fort-Rivière. Ses berges escarpées coupaient le vent, un entrelacs de fourrés et de branches formait une sorte de charmille qui protégeait le radeau du plus gros des intempéries. Tandis que les deux amis pédalaient vers ce havre inespéré, Escargot surgit, et noua les amarres de proue et de poupe aux racines crochues jaillissant de la berge la plus proche. Puis Dooly jeta l’ancre – dans une eau si peu profonde que le lourd instrument d’acier qu’il avait eu tant de peine à porter demeura planté dans la vase, comme incertain de la conduite à tenir, alors que sa chaîne restait, pour l’essentiel, bien enroulée sur le pont.
Ils passèrent la journée assis dans la cabine, à jouer aux cartes, à boire du café et à lire. Jonathan s’efforça d’apprendre la belote à Dooly, mais dut y renoncer. Ils se rabattirent sur la bataille – un jeu agréable en soi, mais vite lassant.
La pluie et le vent continuèrent durant tout l’après-midi, sans jamais atteindre une violence qui aurait fait craindre aux navigateurs des chutes d’arbres ou une inondation. Lorsque le professeur Wurzle se mit à hacher le chou et à mettre le bœuf en boîte à bouillir, tous quatre élurent de rester là pour la nuit. Comme la tempête s’apaisait et que des trouées apparaissaient entre les nuées, ils auraient pu reprendre leur chemin, mais les quelques kilomètres qu’ils parcourraient avant que l’obscurité les contraignît à s’arrêter ne méritaient pas tant d’efforts. La cabine, à ce moment-là, offrait tant de chaleur et de réconfort que l’idée de retrouver la bruine ne reçut aucun soutien.
Escargot suggéra pour après le dîner la tenue d’un conseil de guerre en vue de préparer le siège du château de Hautetour. Jonathan et Wurzle acceptèrent derechef, même si le fromager se disait qu’une affaire aussi militaire était plus du ressort du grand-père de Dooly que du sien ou de celui du professeur. Mais l’heure de la bataille approchait, et cette soirée en valait une autre pour mettre leurs plans au point. Ces plans seraient sans aucun doute battus en brèche dès le début des hostilités, mais l’ordre et l’anticipation donnent toujours à leurs adeptes un sentiment de sécurité ou de détermination.
Ils mangèrent donc de bonne heure un repas fameux, et ils ouvrirent quelques bouteilles d’ale conservées en prévision d’une semblable occasion. La pluie et le vent cessèrent tout à fait ; le calme s’installa. Dooly fit observer qu’ils se trouvaient dans « l’œil du cyclone » et Wurzle qu’il n’était pas question de cyclone. Le jeune homme en conclut qu’ils étaient dans un autre œil.
Si la lune se leva, les nuages qui masquaient encore la plus grande part du ciel la cachèrent. Jonathan songea que la nuit, lorsqu’elle tomberait, serait vraiment très sombre.